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1. – Un arrêt récent de la Cour de cassation (Cass., Com., 16 mars 2022, n°20-16.257, publié au Bulletin) apporte une pierre supplémentaire à l’édifice – à moins qu’il ne s’agisse plutôt d’un pavé dans la mare – du contentieux de la rémunération des prestations de gestion de clientèle effectuées par les fournisseurs d’énergies pour le compte des gestionnaires de réseau (également connu comme le « contentieux GRD-F », de l’acronyme désignant les contrats relatifs à l’accès au réseau conclus par les fournisseurs avec le gestionnaire de réseau de distribution Enedis).

2. – Tentons pour commencer d’esquisser une fresque de ce contentieux tentaculaire qui se poursuit depuis plus d’une décennie et sur lequel se sont d’ores et déjà penchés, outre le CoRDiS de la CRE et la Cour d’appel de Paris, le Conseil d’Etat, la Cour de justice de l’Union européenne, le Conseil constitutionnel et désormais la Cour de cassation!

Pour en comprendre la genèse, il nous faut revenir aux prémices de l’ouverture des marchés de l’énergie, au milieu des années 2000. Les nouveaux acteurs du secteur de la fourniture avaient alors, pour pouvoir exercer leur activité, conclu des contrats d’accès aux réseaux de distribution d’électricité et de gaz naturel avec les gestionnaires de ces réseaux, dénommés contrats GRD-F en électricité et contrats CAD (devenus depuis contrats CDG-F) en gaz naturel. Assez rapidement, des désaccords sur les stipulations de ces contrats ont émergé, portant en particulier sur le rôle joué par le fournisseur dans le cadre des contrats uniques.

3. – En effet, avec l’ouverture à la concurrence, tout consommateur d’énergie devait désormais, en principe, faire face à deux interlocuteurs distincts : le gestionnaire du réseau auquel il était raccordé et le fournisseur auquel il achetait son énergie. Le législateur a entendu simplifier ce cadre contractuel en prévoyant, au sein du code de la consommation, une obligation pour les fournisseurs de proposer, à certaines catégories de clients, la conclusion de contrats uniques portant à la fois sur l’accès au réseau et la fourniture. Dans le cadre du contrat unique, un seul interlocuteur, le fournisseur, était donc chargé d’assurer la relation avec le client, tant en ce qui concerne la fourniture à proprement parler, que les prestations du GRD en matière d’accès au réseau (facturation du tarif d’accès au réseau, traitement des réclamations…).

Dispositif conçu pour les clients résidentiels et les petites entreprises, le contrat unique a essaimé en dehors de ce cadre. En effet, dans le secteur de l’électricité, l’article L. 111-92 du code de l’énergie prévoit expressément une dispense de conclure un contrat d’accès au réseau pour les clients alimentés par un fournisseur unique. La conclusion d’un tel contrat (dénommé Contrat d’accès aux réseaux publics de distribution, CARD) relève donc du choix du client concerné, même s’il ne fait pas partie des catégories auxquelles le code de la consommation accorde le bénéfice du contrat unique.

Dans le secteur du gaz, il a toujours été d’usage de facturer exclusivement au fournisseur l’utilisation du réseau de distribution. Si certains clients ont, par le passé, disposé d’un contrat les liant directement au GRD, ce contrat (dénommé Contrat de livraison direct, CLD) portait sur les modalités techniques de la livraison de gaz et la gestion du poste de livraison, et non pas sur la facturation de l’accès au réseau (ces CLD ont d’ailleurs depuis disparu, l’une des nombreuses conséquences du contentieux que nous présentons ici). De fait, seules des offres en contrat unique sont proposés pour cette énergie.

4. – L’on comprend donc aisément que le contentieux de la mise en œuvre des contrats uniques représentait un enjeu important pour les acteurs du secteur.

Les premiers différends à ce sujet qui ont été soumis au CoRDiS concernaient le risque d’engagement de responsabilité et le risque d’impayés, que le fournisseur, en tant qu’interlocuteur du client final, était contractuellement tenu de supporter.

Afin de régler ces litiges, le CoRDiS a été amené à préciser la nature des relations juridiques créées dans le cadre d’un contrat unique. Par deux décisions de 2008 et de 2010, il a consacré le principe selon lequel la conclusion d’un tel contrat ne pouvait avoir pour effet de « modifier les responsabilités respectives du gestionnaire de réseaux, du fournisseur et du client final », et a reconnu qu’elle faisait naître une relation contractuelle directe entre le client et le GRD. Dès lors, le fait de confier la gestion de cette relation au fournisseur ne pouvait s’analyser qu’en une prestation que le fournisseur réalisait pour le compte du GRD.

5. – Les conséquences à tirer de ce constat ont fait l’objet de la seconde étape du contentieux GRD-F. Les fournisseurs alternatifs ont en effet demandé à être rémunérés pour cette prestation de gestion de clientèle réalisée au bénéfice des GRD. La CRE a, dans un premier temps, admis le principe d’une telle rémunération pour les seuls nouveaux entrants sur le marché, et à titre transitoire seulement ; par une décision de 2016, le Conseil d’Etat a invalidé cette approche, affirmant que, de manière générale, « les stipulations des contrats conclus entre le gestionnaire de réseau et les fournisseurs d’électricité ne doivent pas laisser à la charge de ces derniers les coûts supportés par eux pour le compte du gestionnaire de réseau » (CE, Section, 13 juillet 2016, n°388150).

La CRE a alors lancé un chantier pour déterminer le montant de la rémunération à verser aux fournisseurs, laquelle devait nécessairement s’accompagner d’une augmentation corrélative des tarifs d’accès au réseau. Le véritable enjeu était donc la question des arriérés de rémunération : le tarif ne pouvant être augmenté de manière rétroactive, les fournisseurs étaient en mesure de prétendre au versement de montants substantiels au titre des prestations de gestion de clientèle réalisées antérieurement à la décision du Conseil d’Etat.

6. – Le législateur est alors intervenu, par deux fois, pour, d’abord, restreindre la compétence du CoRDiS à statuer pour le passé, la disposition étant applicable aux contentieux en cours (loi n° 2017-55 du 20 janvier 2017, modifiant l’article L. 134-20 du code de l’énergie), puis pour prononcer la validation, au 31 décembre 2017, des contrats conclus entre les fournisseurs et les gestionnaires de réseau, en ce qu’ils « imposent aux fournisseurs la gestion de clientèle pour le compte des gestionnaires de réseaux ou laissent à la charge des fournisseurs tout ou partie des coûts supportés par eux pour la gestion de clientèle » (loi n°2017-1839 du 30 décembre 2017 introduisant l’article L. 452-3-1, alinéas II et III du code de l’énergie, que l’on appellera par la suite « loi de validation »).

Ces dispositions visaient à mettre fin au contentieux des prestations de gestion de clientèle : sous réserve de décisions passées en force de chose jugée, aucune rémunération ne pouvait plus être demandée pour le passé. A l’occasion d’une QPC, elles ont été déclarées conformes par le Conseil constitutionnel (Conseil constitutionnel, 19 avril 2019, n°2019-776 QPC).

Il restait cependant à les contrôler au droit de l’énergie de l’Union européenne. C’est sur ce terrain que l’arrêt de la Cour de cassation du 16 mars dernier (Cass., Com., n°20-16.257, publié au bulletin) apporte un éclairage nouveau.

7. – Cet arrêt intervient dans le cadre d’un litige opposant Enedis, gestionnaire de réseau de distribution d’électricité, à la société Joul, fournisseur actif sous le nom commercial ek Wateur. Comme d’autres fournisseurs, Joul avait demandé à Enedis de bénéficier d’un contrat de prestation de services de gestion de clientèle dans les conditions prévues par l’arrêt du Conseil d’Etat du 13 juillet 2016. Cette demande a fait l’objet d’un différend soumis au CoRDiS, qui s’est prononcé par une décision n°08-38-17 du 13 juillet 2018, soit postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi de validation.

Le CoRDiS a dès lors considéré que la demande de Joul d’enjoindre Enedis à lui transmettre un projet de contrat de prestation de services se heurtait aux dispositions de cette loi (article 2 de la décision du CoRDiS). Il a cependant constaté qu’Enedis avait fait preuve d’un traitement discriminatoire en n’ayant pas fait droit à la demande de Joul alors que d’autres fournisseurs avaient pu conclure de tels contrats de prestation de services (article 1er).

8. – La décision du CoRDiS a fait l’objet d’un recours de la part d’Enedis qui portait sur l’annulation de ce seul article 1er. Ce détail de procédure aura une importance cruciale pour la suite du contentieux puisque la Cour d’appel était, dès lors, uniquement saisie de la question du constat de traitement discriminatoire.

La Cour d’appel (CA Paris, 27 février 2020, n°18/19515) a jugé que le CoRDiS avait commis une erreur de droit en constatant le manquement d’Enedis à son obligation de non-discrimination alors qu’il ne s’agissait selon elle que d’un moyen présenté par Joul à l’appui de sa demande de conclusion d’un contrat de prestation de services, et non pas d’une demande autonome comme le CoRDiS l’avait estimé. Or, la loi de validation imposant le rejet de la demande de conclusion de contrat, il convenait également de rejeter ce moyen.

En revanche, la Cour ne s’est pas prononcée sur le moyen de Joul tenant à l’inconventionnalité de la loi de validation, puisque ce moyen avait été formulé à l’encontre de l’article 2 de la décision du CoRDiS, qui n’avait pas l’objet de recours, et étaient donc irrecevables.

9. – Pour autant, en étendant l’application de la loi de validation à l’article 1er de la décision, la Cour d’appel a rendu possible l’invocation de tels moyens à son encontre également – et c’est ce que Joul a fait dans son pourvoi en cassation qui a donné lieu à l’arrêt commenté.

La Cour de cassation confirme d’abord que les dispositions de la loi de validation sont bien applicables au différend soumis au CoRDiS dans son ensemble, en ce compris donc la demande de constat d’un traitement discriminatoire.

La Cour de cassation devait dès lors se prononcer sur la compatibilité de la loi de validation avec la directive 2009/72/CE, organisant le marché intérieur de l’électricité. Or, la prohibition de la discrimination dans l’accès au réseau est l’une des idées forces de cette directive. Cette notion est interprétée par la Cour de Justice de l’UE, dans un arrêt que la Cour de cassation cite à l’appui de sa motivation, comme incluant notamment des « discriminations sur le plan du coût à supporter pour l’utilisation du réseau de distribution » (CJUE, 29 septembre 2016, C-492/14, Essent).

Or, pour la Cour de cassation, la pratique d’Enedis consistant à accorder à certains fournisseurs une rémunération pour les prestations de gestion de clientèle tout en refusant d’en faire bénéficier d’autres, sans justification objective, constitue bien une discrimination de ce type.

Dès lors, et ce, seulement « en ce qu’il interdit toute action en réparation au titre de la pratique discriminatoire » en question, l’article L. 452-3, II du code de l’énergie introduit par la loi de validation est contraire à la directive, et doit être laissé inappliqué.

10. – Il convient de bien mesurer les conséquences de cet arrêt. La question de la conventionnalité de la loi de validation, en ce qu’elle interdit de demander une rémunération pour les prestations de gestion de clientèle pour le passé, n’a pas été tranchée. Seule la démonstration d’une pratique discriminatoire – le GRD aurait accordé une telle rémunération à certains acteurs et pas à d’autres – est susceptible de donner droit à réparation, que Joul, le cas échéant, devra rechercher dans le cadre d’un nouveau contentieux, la Cour de cassation ayant prononcé une cassation sans renvoi.

La question du montant de la réparation à laquelle les fournisseurs victimes de discrimination pourraient prétendre reste ouverte également. Il n’est pas certain qu’il serait équivalent à celui de la rémunération versée par le gestionnaire de réseau, au titre de la prestation de gestion de clientèle pour le passé, à ceux des fournisseurs qui ont pu conclure des conventions en ce sens avant l’entrée en vigueur de la loi de validation. La fixation du montant de cette rémunération avait d’ailleurs elle-même fait l’objet de débats, ainsi que de plusieurs contentieux.

On l’a compris, l’arrêt commenté, quoiqu’il ne désavoue pas frontalement la loi de validation, soulève néanmoins nombre d’interrogations nouvelles. En 2019, la CRE avait salué la décision du Conseil constitutionnel déclarant conformes à la Constitution les dispositions de la loi de validation, estimant que cette décision venait clore « le débat qui oppose devant les tribunaux depuis une dizaine d’années, les fournisseurs d’électricité aux distributeurs sur la question de la charge des coûts des prestations de gestion de clientèle ». Il semble bien que la Cour de cassation vient de le rouvrir.