CA Paris, 7 mars 2024, RG 20-13093, Fleury Michon e.a.
Nous avions commenté la décision rendue par l’Autorité de la concurrence le 16 juillet 2020 dans le cartel du jambon (cette Revue, n° 4-2020, note M.D., p. 128-129). Rappelons brièvement que ce cartel “à l’ancienne” cumulait des concertations en amont et en aval du le secteur du jambon et de la charcuterie, impliquant des acteurs en partie distincts et des périodes parfois différentes selon les marchés et les griefs. À l’aval, huit entreprises appartenant à différents groupes (CA Animation, Campofrio, Coop, La Financière du Haut Pays, Financière Turenne Lafayette [“FTL”], Savencia, Sonical, et la société Salaisons du Mâconnais) s’étaient concertées pour, d’une part, pour faire passer des demandes de hausses de prix de vente de charcuterie crue (grief n° 2) et cuite (grief n° 3, le plus lourdement sanctionné) auprès des enseignes de la grande distribution et, d’autre part, se concerter sur les offres en prix à proposer en réponse aux appels d’offres de ces enseignes. À l’amont (grief n° 1), les groupes Campofrio, Fleury Michon, FTL et Les Mousquetaires s’entendaient pour défendre une position commune sur la variation du prix hebdomadaire de la matière première (jambon sans mouille ou “JSM”) dans leurs négociations avec les abatteurs. Dans un arrêt particulièrement long (près de 300 pages), la Cour d’appel de Paris confirme les trois pratiques sanctionnées dans la décision de l’Autorité mais réforme néanmoins celle-ci en réduisant fortement les sanctions prononcées, qui passent d’un montant global d’environ 93 millions d’euros à 51,5 millions d’euros.
LA COUR CONFIRME L’AMENDE INFLIGÉE AU PREMIER DEMANDEUR DE CLÉMENCE EN RAISON D’UN NON-RESPECT PARTIEL DES CONDITIONS IMPOSÉES PAR L’AUTORITÉ
Les pratiques avaient été révélées, notamment, grâce à la demande de clémence formée par le groupe Campofrio, qui avait conduit à des opérations de visite et saisie en mai 2013, qui avaient permis à l’Autorité de mettre la main sur de nombreuses preuves corroborant les éléments apportés par Campofrio. Ce dernier n’avait toutefois bénéficié que d’une immunité limitée au premier grief, puisqu’en relation avec le deuxième grief, il avait repris, postérieurement à l’avis de clémence, sa participation à l’infraction suspectée n’avait informé spontanément l’Autorité ni de ces échanges bilatéraux, ni de l’existence d’une réunion, de sa teneur, et de sa propre participation à cette réunion dans le cadre du grief n° 2. Il s’était donc vu imposer une sanction d’un million d’euros, confirmée par la Cour d’appel donc écopé d’une sanction de 1 000 000 €, que la Cour d’appel de Paris confirme. La Cour précise en effet que le non-respect de l’obligation de coopération reprochée à Campofrio ne consistait pas en la poursuite de sa participation aux pratiques objet du grief n°2, puisque cette poursuite était expressément acceptée – voire imposée – dans le PV de réception de la demande de clémence, qui précisait que, “afin de préserver la confidentialité et l’efficacité des mesures d’enquête futures, les demanderesses mettront en œuvre à ce stade tous les efforts raisonnables pour qu’il ne soit pas mis fin à leur participation aux pratiques et ce jusqu’à ce que l’Autorité leur communique une instruction contraire”. C’est en réalité l’absence de communication spontanée et “sans délai” à l’Autorité d’une réunion organisée par l’un des employés de Campofrio et des échanges bilatéraux intervenus par la suite (points 1157-1159).
Feindre de continuer à une entente pour ne pas éveiller les soupçons est donc possible (si l’Autorité l’accepte, voire l’impose) mais cela doit être fait dans une totale transparence à l’égard des services d’instructions. Cette leçon vaut bien une tranche d’amende, sans doute.
DES SANCTIONS RÉDUITES DE PRESQUE 60 % POUR LE GROUPE COOPERL EN RAISON DE CAPACITÉS CONTRIBUTIVES RÉDUITES, ET DE PLUS DE 80 % POUR LE GROUPEMENT LES MOUSQUETAIRES EN RAISON DE LA MISE HORS DE CAUSE DE SES FILIALES DANS LE CADRE DU GRIEF N° 3
Le groupe Cooperl, qui s’était vu infliger une amende de 35 millions d’euros, avait soutenu que l’Autorité n’avait pas pris en compte ses difficultés financières affectant ses capacités contributives. L’argument est partiellement accepté par la Cour, qui relève l’existence de telles difficultés tout en soulignant que le groupe dispose toujours de capitaux propres élevés et que ses besoins d’investissement à moyen terme sur le marché demeurent incertains, de telle sorte que, si ces éléments ne démontrent pas une absence de toute capacité contributive, ils justifient en revanche une adaptation de la sanction (point 1115).
C’est au groupement Les Mousquetaires que bénéficie la réduction d’amende la plus importante, celle-ci passant de 31,7 millions d’euros à 5,7 millions d’euros. La Cour relève en effet que ces filiales n’étaient pas mentionnées dans les déclarations du premier demandeur de clémence et juge que le faisceau d’indices invoqués par la décision de l’Autorité ne permet pas de caractériser la participation des filiales du groupement Les Mousquetaires à la troisième entente.
“QUE DITES-VOUS ?… C’EST INUTILE ?… JE LE SAIS ! MAIS ON NE SE BAT PAS DANS L’ESPOIR D’UN SUCCÈS ! NON ! NON, C’EST BIEN PLUS BEAU LORSQUE C’EST INUTILE !” (À PROPOS DE L’IMPUTABILITÉ DES PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES ET DE LA NOTION D’ENTREPRISE, ENCORE ET TOUJOURS)
À l’image de Cyrano de Bergerac, à qui Rostand fait prononcer ses mots au seuil de la mort, il est remarquable de constater que des plaideurs tentent toujours de renverser une jurisprudence sur l’imputabilité des pratiques anticoncurrentielles dont les lecteurs de cette chronique n’ignorent ni les failles, ni l’inébranlable solidité. C’est très beau, puisque totalement inutile.
Le groupement Les Mousquetaires avait ainsi tenté de faire valoir que ses filiales jouissaient d’une autonomie de décision d’autant plus grande que leur activité de production agro-alimentaire est fondamentalement différente de l’activité de distribution propres aux adhérents du groupement et aux équipes d’ITM Entreprises. Il ajoutait, non sans raison, que les pratiques leur auraient directement porté préjudice, en tant que distributeur et qu’il serait dès lors incohérent de leur imputer lesdites pratiques. Peine perdue … La Cour rappelle l’indifférence, au regard de la mise en œuvre du droit de la concurrence, d’une éventuelle contrariété aux objectifs publiquement affichés par l’entreprise, dès lors qu’aucun élément susceptible de démontrer l’autonomie des filiales en cause, au regard des liens économiques, organisationnels et juridiques la liant à sa société mère (point 860).