ENQUETE PENALE : L’AUTORITE DE LA CONCURRENCE SANCTIONNE LOURDEMENT ONZE ENTREPRISES POUR LEUR PARTICIPATION A QUATRE ENTENTES DISTINCTES ET ANCIENNES, A L’ISSUE D’UNE ENQUETE PENALE INITIEE PAR LE RECOURS A L’ARTICLE 40 DU CODE DE PROCEDURE PENALE (TOUJOURS EN COURS ET CONTESTEE PAR LES ENTREPRISES EN CAUSE) (KP1 / RECTOR / SEAC…)
En matière d’enquête de concurrence, ne dites plus “opérations de visite et de saisie” (OVS pour les intimes), mais “perquisitions” en bonne et due forme… du moins cette nuance s’impose-t-elle dans la décision sous commentaire !
Le recours inusité à une enquête pénale initiée par un signalement de la rapporteure générale sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale est en effet le principal intérêt – mais pas le seul – de la décision du 21 mai 2024, par laquelle l’Autorité a sanctionné onze entreprises à hauteur de 76 millions d’euros pour pas moins de quatre ententes anticoncurrentielles et une pratique d’obstruction à la procédure, dans le secteur de la vente d’éléments préfabriqués en béton
CARTEL ANCIEN ET CLASSIQUE, MAIS PROCÉDURE INHABITUELLE CAR D’ORIGINE PÉNALE
Le recours à l’enquête pénale pour obtenir les preuves des pratiques anticoncurrentielles en cause est effectivement la principale particularité de cette affaire qui, à première vue, pourrait paraître extrêmement classique : un cartel ancien et protéiforme, des concertations sur la répartition de marchés et sur des hausses de prix, des répartitions de clientèles, etc. Cerise sur le gâteau, la décision décrit des procédés de dissimulation témoignant d’un amateurisme qui pourrait faire sourire. Du classique, donc.
Pourtant, la décision sous commentaire n’est pas sans intérêt, bien au contraire. Au premier chef, ce sont ses conditions de déclenchement qui retiennent l’attention puisque les premiers indices ont été recueillis par la Brigade Interrégionale d’Enquêtes Concurrence (BIEC) de Lille, destinataire de témoignages précis mais anonymes relatifs à des pratiques anticoncurrentielles anciennes, voire “enracinées” dans la culture des principaux acteurs du marché français des produits préfabriqués en béton. Ces témoignages émanant de deux anciens salariés de l’un des cartellistes ont été ensuite transmis aux services d’instruction de l’Autorité. L’anonymat des témoignages constituait-il un obstacle insurmontable à la mise en œuvre des pouvoirs d’enquête que l’Autorité tient de l’article L.450-4 du Code de commerce, et notamment celui de procéder à des opérations de visite et saisie ? Il est permis d’en douter.
C’est pourtant ce qui a conduit la rapporteure générale à signaler auprès du procureur de la République l’existence d’une possible infraction à l’article L. 420-6 du Code de commerce sur le fondement de l’article 40 du Code de procédure pénale. L’enquête pénale a alors permis de réunir de nombreuses preuves de l’existence d’un cartel (notes manuscrites, tableaux de répartition de marchés, grilles de prix minimums, courriels et, surtout, captations d’échanges téléphoniques) et a conduit à des perquisitions simultanées dans les locaux de plusieurs entreprises et à l’interpellation de plusieurs personnes participant à une réunion secrète dans un hôtel de la région parisienne.
SELON L’AUTORITÉ, IL N’Y A NI DÉTOURNEMENT DE PROCÉDURE, NI ATTEINTE AU DROIT DES ENTREPRISES À UN RECOURS EFFECTIF
Les entreprises en cause ont vu dans ce recours à l’article 40 du Code de procédure pénale un détournement de procédure et soutenaient que l’Autorité n’avait procédé au signalement que dans le but de bénéficier des pouvoirs d’enquête étendus du juge pénal. Elles invoquaient l’existence d’une règle spéciale, l’article L. 462-6 du Code de commerce, pour affirmer que l’identification d’une possible infraction à l’article L. 420-6 du Code de commerce ne peut résulter que d’une procédure initiée sur le fondement de l’article L. 462-6 du même code. L’Autorité rejette cette critique en rappelant tout d’abord que le Collège n’a pas la qualité pour se prononcer sur la régularité du signalement effectué par la rapporteure générale, et en insistant ensuite sur le caractère parallèle et indépendant des procédures pénale et administrative. Si l’Autorité est certes seule compétente pour infliger aux entreprises, personnes morales, les sanctions prévues à l’article L. 464-2 du Code de commerce, le juge pénal, pour sa part, est pleinement compétent pour apprécier les éléments constitutifs du délit de l’article L. 420-6 du Code de commerce, y compris pour constater une violation de ces articles ou des articles 101 et 102 TFUE qui sont des dispositions d’effet direct. Se prévalant de l’arrêt du 19 décembre 2018 (pourvoi n° 18-82.746) dans lequel la Cour de cassation a refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une QPC portant sur l’article L. 420-6 du Code de commerce, l’Autorité affirme que la procédure contentieuse de l’Autorité et la procédure pénale visant à sanctionner le délit prévu à l’article L. 420-6 du Code de commerce sont “deux procédures parallèles et indépendantes qui peuvent donner lieu à une coopération entre l’autorité administrative et le juge pénal, sans pour autant que le législateur ait prévu une quelconque temporalité dans leur mise en œuvre respective” (point 203).
Par ailleurs, les entreprises mises en cause dénonçaient une double violation de l’article 6 de la CESDH : premièrement, en raison des moindres garanties procédurales applicables à l’enquête pénale par rapport à celles caractérisant l’enquête des services d’instruction de l’Autorité (présence d’un conseil pendant les perquisitions, établissement d’un procès-verbal listant les pièces saisies, accès au dossier avant la mise en examen) et, deuxièmement, dans le fait de leur opposer des pièces dont elles ne peuvent contester la saisie en ce qu’elles sont issues d’un dossier pénal auquel elles n’ont jamais eu accès.
Que penser de l’appréciation de pièces du dossier pénal, non versés dans le dossier d’instruction et donc restées inconnues des parties et formellement “non prises en compte” par les services d’instruction… mais néanmoins connues de ceux-ci ?
La réponse de l’Autorité repose sur une distinction, quelque peu formaliste, entre la transmission des pièces du dossier pénal et leur exploitation. Sur la transmission, l’Autorité répond qu’elle ne saurait revenir sur la décision souveraine du juge pénal qui est seul compétent pour décider de l’étendue et du calendrier d’une telle transmission, et que les services d’instruction pouvaient prendre connaissance de ces pièces sans attendre la clôture de l’instruction pénale. Surtout, l’Autorité précise que les griefs notifiés reposent sur les seuls éléments effectivement versés au dossier d’instruction auquel les parties ont pu avoir accès, de sorte que, si le dossier pénal comportait d’autres éléments que ceux figurant au dossier d’instruction, ceux-ci n’auraient, en tout état de cause, pas pu être pris en compte par les services d’instruction. On relèvera le distinguo (trop ?) subtil entre la connaissance par les services d’instruction de pièces contenues dans l’entier dossier pénal tel que transmis par le juge pénal, et leur prise en compte supposée partielle. Sans faire aux services d’instruction un procès d’intention, il est permis de douter que la connaissance de pièces éventuellement contenues dans le dossier pénal mais non versées dans le dossier d’instruction, et donc restées inconnues des parties, n’ait pas joué un rôle dans la formation de l’intime conviction des enquêteurs.
SUR LE FOND : UN CARTEL CLASSIQUE, PROFONDÉMENT ENRACINÉ DANS LES HABITUDES DU SECTEUR ET PIOCHANT ALLÈGREMENT DANS LE “CATALOGUE” DU PARFAIT PETIT CARTELLISTE
L’enquête pénale, réalisée dans les conditions décrites ci-dessus et constituant l’essentiel du dossier d’instruction, a permis d’identifier quatre ententes distinctes, faisant l’objet des griefs n° 1 à 4. Les trois premières sont de nature à avoir affecté sensiblement le commerce entre États membres et sont donc examinées conjointement sur le fondement des articles 101 TFUE et L.420-1 du Code de commerce. C’est également le cas de la pratique faisant l’objet du grief n° 5, inhabituel puisque visant les modalités d’une formation en conformité concurrence réalisée par un cabinet d’avocats (cf. infra). En revanche, l’une des pratiques, une entente bilatérale entre deux des entreprises visées KP1 et SPL) faisant l’objet du grief n° 4, ne portait que sur la région Ouest de la France et n’est donc examinée qu’au regard du droit national.
Le premier grief porte sur une entente sur les éléments préfabriqués en béton vendus aux entreprises de construction, impliquant neuf entreprises du secteur (les groupes A2C, FB, Industrielle du Béton (IB), KP1, Rector, Saint-Léonard Matériaux (SLM), SEAC, Soprel et Strudal). L’Autorité qualifie la pratique d’entente unique et continue s’étant déroulée du mois de mai 2008 au mois d’octobre 2018 et piochant allègrement dans le catalogue du parfait petit cartelliste : fixation en commun des prix de vente et répartition des volumes de chantiers en faussant la concurrence lors des procédures d’appels d’offre.
Le deuxième grief porte sur les éléments préfabriqués en béton vendus aux constructeurs de maisons individuelles (CMI) et aux entreprises de négoce. La durée diffère légèrement de la première entente, puisqu’elle s’est déroulée entre avril 2011 et octobre 2018. Les échangess d’informations avaient lieu généralement une fois par an, au moment de l’annonce des hausses annuelles. La troisième entente porte sur les charpentes en béton et implique trois acteurs (Eurobéton France, KP1 et Strudal) qui ont participé à des échanges d’informations sensibles dans le cadre d’appels d’offres relatifs à des chantiers de charpentes en béton entre décembre 2011 et octobre 2018.
La portée de la quatrième entente est plus réduite, tant chronologiquement (d’octobre 2010 à décembre 2017) que géographiquement puisqu’il s’agit d’une entente bilatérale entre KP1 et la Société de Préfabrication de Landaul, dans l’Ouest de la France. Elle consistait en la mise en œuvre d’accords contractuels prévoyant une clause d’exclusivité des produits de SPL au bénéfice de KP1 – interdisant par ailleurs à SPL de vendre les produits non achetés par cette dernière à des concurrents de KP1 – ainsi que des clauses de non-débauchage et des échanges d’informations et des pratiques de fixation de prix.
SUR LES SANCTIONS : L’AUTORITÉ A LA MAIN GÉNÉRALEMENT LOURDE MAIS PROCÈDE À L’APPLICATION DE LA NOTION DE “CLÉMENCE PLUS” À L’ÉGARD D’UNE ENTREPRISE, ET SANCTIONNE UNE OBSTRUCTION
Le montant total des sanctions infligées aux onze entreprises en cause s’élève à près de 72 millions d’euros, les plus lourdes amendes étant imposées aux entreprises Rector (25,45 millions d’euros) et KP1 (19,04 millions d’euros).
Il convient de noter deux particularités à l’égard des sanctions. D’une part, l’Autorité a accordé à KP1 une réduction d’amende au titre de la clémence supérieure à la réduction qu’elle avait retenue à titre indicatif et conditionnel dans l’avis de clémence, en appliquant la notion de “clémence plus” prévue à l’article R. 646-5-2 du Code de commerce, qui permet d’accorder une exonération supplémentaire à un demandeur de clémence pouvant prétendre à une exonération partielle. D’autre part, considérant que certains des éléments d’information apportés à l’instruction par KP1 avaient permis d’établir des éléments de fait supplémentaires conduisant à une augmentation des sanctions pécuniaires infligées à d’autres entreprises, l’Autorité a accordé à cette entreprise une exonération totale de sanction pour sa participation à l’entente sur les charpentes en béton et à l’entente bilatérale sur les prémurs.
Au-delà de la répression des quatre ententes, l’Autorité sanctionne également, à hauteur de 75 000 euros, une obstruction à l’instruction à l’encontre de l’entreprise Eurobéton France, pour avoir transmis une information erronée en réponse à une demande d’information des services d’instruction, erreur qui n’a été corrigée qu’après l’envoi de la notification de griefs.
UN GRIEF INHABITUEL : LA FORMATION DE CONFORMITÉ DISPENSÉE PAR UN CABINET D’AVOCATS NE CONTENAIT-ELLE QUE DES RAPPELS ET CONSEILS CLASSIQUES OU S’APPARENTAIT-ELLE À UNE PRATIQUE DE FACILITATION DU CARTEL PAR LE BIAIS DE RECOMMANDATIONS AMBIGUËS ?
L’un des aspects les plus déroutants de ce dossier consiste en la mise en cause du cabinet d’avocats Fidal, à qui le grief n° 5 est adressé au titre d’une supposée facilitation des pratiques de cartel. Les services d’instruction avaient en effet saisi dans les locaux de Rector le support d’une formation dispensée par le cabinet Fidal à la FIBen novembre 2007.
Si l’on s’en tient à la seule lecture du résumé de ce support, tel qu’il figure dans la décision, le grief de facilitation laisse au commentateur (surtout s’il est avocat et formateur lui-même…) un sentiment mitigé. S’y côtoient en effet des rappels d’évidence (“L’ignorance du caractère illicite d’un comportement n’est pas un argument de défense recevable”), des conseils pratiques de bon sens (“Les autorités de concurrence procèdent à leurs recherches informatiques par mots-clefs : éviter tout nom suspect”), mais aussi des recommandations plus ambiguës, notamment en matière d’archivages et d’“apurement” des dossiers. Rien de spécifique, toutefois, qui puisse laisser supposer que l’avocate ayant dispensé la formation fondée sur ces supports, avait connaissance concrète de l’existence des pratiques anticoncurrentielles ni qu’elle ait pu, a fortiori, les faciliter.
Si un grief de facilitation a néanmoins été notifié, la raison doit sans doute en être trouvée dans diverses déclarations d’anciens salariés de Rector dont l’un, en particulier, affirme avoir eu le sentiment que l’existence de l’entente était connue de l’avocate ayant dispensé la formation, et soutient que des conseils précis de destruction de pièces auraient été donnés, sans qu’à aucun moment le caractère anticoncurrentiel des pratiques ait été expressément affirmé.
Estimant que ces éléments ne permettaient pas de démontrer que le cabinet mis en cause avait connaissance de l’entente en cours ni, a fortiori, qu’il l’avait facilitée, l’Autorité écarte le grief n° 5, ce qui n’empêche pourtant pas le communiqué de presse qui accompagne la décision d’insister assez lourdement sur la mise en cause du cabinet. Volonté de faire passer un message … ?